Une BD sur 3 vendues en France est… un manga. Popularisés en 1990, grâce aux éditions Glénat qui publièrent Akira puis Dragon Ball, les mangas sont devenus depuis un vrai phénomène d’édition auprès des jeunes lecteurs. Durant la décennie 2000, leur vente a progressé de 500 %, plaçant l’Hexagone au 1er rang des pays importateurs, devant les États-Unis ! Tour d’horizon avec Agnès Deyzieux, présidente et cofondatrice des associations Bulle en Tête et Gachan et Jean-Philippe Martin, conseiller scientifique à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.
Quelle est l’origine du manga ?
Jean-Philippe Martin : Le manga s’inscrit dans une longue tradition de représentations dessinées, dont les e-makimono, rouleaux peints qui remontent au IXe siècle ! Il devient un genre en soi grâce au peintre Hokusai (1760-1849), qui, par ce terme, désigne ses croquis pris sur le vif pour les différencier de sa peinture. Le manga contemporain mélange cette tradition à l’influence de la BD et du cinéma occidentaux (notamment américains) que les Japonais découvrent après la Seconde Guerre mondiale. Osamu Tezuka (1928-1989), le créateur d’Astro Boy, va alors fixer les codes modernes et engendrer une véritable industrie…
Qu’est-ce qui différencie les mangas de la BD franco-belge et des comics américains ?
J.-P.M. : Le mangaka (dessinateur de manga) privilégie souvent les personnages pour mieux faciliter l’identification avec les lecteurs. D’où la multiplication des cadrages serrés sur les visages et les nombreuses onomatopées. Ainsi, il est tout à fait admis que des personnages voient leurs traits modifiés totalement d’une case à une autre, selon leurs émotions. De même, les corps rapetissent ou au contraire enflent jusqu’à envahir toute la case. Les autres différences relèvent de la forme : la longueur de certains récits qui s’étirent sur des milliers de pages, la forme des cases (carrées, rondes, triangulaires, brisées…), les nombreux traits pour signifier les mouvements des personnages ou les fameux « gros yeux » qui auraient été inspirés à Tezuka par ceux de Blanche-Neige de Disney…
Les 86 tomes de la série de mangas One Piece se seraient déjà vendus à plus de 430 millions d’exemplaires, alors que les ventes des albums de Tintin s’élèveraient « seulement » à 200 millions : comment expliquer cette fascination des enfants pour les mangas ?
A.D. : La 1re raison, comme l’expliquait Jean-Philippe Martin, est la spécificité de la narration visuelle des mangas, qui, en s’appuyant sur une décomposition des images, favorise une lecture immersive. Pour autant, tous les enfants n’y sont pas sensibles. En particulier les plus jeunes, qui ne maîtrisent pas très bien la lecture et peuvent être déroutés par le sens de lecture droite-gauche. Contrairement aux idées reçues, il faut être un bon lecteur pour lire des mangas ! et, a priori, un bon décrypteur d’images car comprendre le lien qui unit les images n’est pas évident pour tous, même pour des adultes bons lecteurs.
La 2e raison est à chercher du côté des histoires. Les scénarios parlent aux jeunes car ils sont souvent très proches d’eux, abordant leurs soucis, leurs préoccupations et leurs angoisses avec simplicité, humour ou finesse (suivant les âges). Mettant en scène des héros qui souffrent, qui luttent, qui évoluent ou se surpassent, les mangas proposent aux jeunes lecteurs des miroirs ou des modèles, consolateurs ou exaltants, qui les renvoient toujours à eux-mêmes et qui les interrogent sur leur vision de la vie, de l’autre, de la société.
Dans le cas du shōnen manga, par exemple, qui s’adresse à de jeunes garçons (de 8-9 ans jusqu’à 13-14 ans), on trouve de fortes valeurs positives : l’amitié, le courage, la persévérance… le tout avec beaucoup d’humour et d’autodérision. De plus, par son ton fantaisiste et son humour, le manga stimule une lecture ludique et jubilatoire qui séduit le jeune public.
La 3e raison tient sans doute à la forme feuilleton des mangas, fidélisante, voire addictive. La longueur des séries (de 50 jusqu’à 100 volumes pour un titre !) permet au lecteur de s’attacher aux personnages. La publication de certaines séries, qui se déroule parfois sur plus de 10 ans en France (comme Naruto), permet aux lecteurs de vieillir avec leurs héros.
Enfin, la dernière raison est liée à l’univers culturel très vaste du manga. Il est au cœur d’une culture hyperconnectée, beaucoup plus vaste que celle de l’édition, que l’on appelle la « japanimation » : dessins animés, cinéma d’animation, séries télévisées… mais aussi la mode, la publicité, le design, la musique.
J.-P.M. : J’ajouterai que les préados et ados s’identifient plus volontiers à une culture dès lors qu’elle est totalement étrangère à celle de leurs parents. Un peu comme ces derniers, lorsque, dans les années 70, durant leur jeunesse, ils se sont passionnés pour les super-héros américains, au grand dam de leurs propres parents…
Les mangas que lisent nos enfants semblent assez violents. Vous confirmez ?
A.D. : Pas du tout ! Les mangas ne se résument pas à des histoires violentes et ne font pas non plus l’apologie de la violence. À chaque fois que l’on parle de mangas dans la presse, ceux-ci sont associés à la violence, et ce par pure méconnaissance : le manga se résume pas qu’aux les combats de Dragon Ball Z !
J.-P.M. : Non, absolument pas. C’est une affirmation qui a souvent servi à dénigrer les mangas, notamment quand ces derniers ont commencé à être publiés en Occident. Une appréciation qui reposait sur une méconnaissance des publications et sur une évaluation trop rapide qui confondaient la forme de l’expression (la mise en pages, le dynamisme des actions, les mouvements soutenus par des onomatopées) et le fond des histoires. C’est le même jugement qui prévalait quand la France a découvert les super-héros américains.
Est-ce une lecture recommandée pour les enfants ?
A.D. : Le manga est une lecture très recommandable qui ne se compare pas à la lecture d’un roman. C’est une autre façon d’entrer dans l’imaginaire que par le déchiffrement de mots. Et cette lecture de l’image n’est pas « facile » : il faut donner du sens aux images, lier ces images entre elles, faire des hypothèses de lecture, accepter de se tromper, et toujours observer, décrypter, interpréter les images. Autant de passerelles royales vers l’imaginaire. Dans un monde où tout un chacun se plaît à rappeler le manque d’intérêt des jeunes pour la culture écrite, le manga peut apparaître comme l’un des derniers remparts de la lecture et de la culture du livre.
J.-P.M. : Au même titre que la lecture de la BD en général, le manga est un art plus complexe que ce que l’on veut bien dire, qui mêle l’image et le texte. Sa lecture requiert des compétences d’analyse, d’interpolation, de décryptage et de synthèse bénéfiques à l’enfant. Elle permet une transmission des savoirs et des valeurs, renforce la capacité de jugement et d’analyse, stimule la curiosité et l’imaginaire et peut aussi être une ouverture sur le monde réel.
Ce genre est-il reconnu par la profession et les critiques, en France ?
J.-P.M. : Le manga est aujourd’hui largement reconnu par les éditeurs : la plupart des maisons d’édition de BD proposent des collections de mangas et les mangas sont souvent à l’honneur des festivals de BD. La Japan Expo, festival des cultures asiatiques qui lui fait une place de premier plan, est le plus célèbre d’entre eux et accueille plus de 200 000 visiteurs chaque année ! Il existe plusieurs revues qui leur sont dédiées et de nombreux prix leur sont réservés, dont celui attribué chaque année par l’Association des critiques et journalistes de BD (ACBD).
A.D. : Mal reçu en France dans les années 90, le manga avait contre lui l’école, les parents, les prescripteurs et les médias. Une situation qui a malheureusement laissé des traces. Si les bibliothèques publiques ont fait un gros effort en terme d’offre de mangas, de nombreux parents voient encore d’un mauvais œil leurs enfants s’adonner à leur lecture. Ce qui ne fait que renforcer ladite progéniture dans son choix…
Y a-t-il des bons et des mauvais mangas ?
A.D. : Il y a de très bons mangas – où il y peut y avoir une certaine violence au service du récit, venant dénoncer ou illustrer quelque chose d’important – comme des mangas très faibles en termes de narration et d’images. C’est important de tenir compte sinon de l’âge du lecteur, du moins de son niveau de lecture et de sa maturité car vous avez de jeunes lecteurs capables de lire Harry Potter, qui est pourtant violent et terrifiant, et d’autres plus âgés à qui on ne les conseillera pas, parce qu’ils ne sont pas prêts à les lire. Certains éditeurs font leur travail en présentant des titres avec des indications d’âge et les libraires spécialisés comme les bibliothécaires ne mettent pas n’importe quel titre entre les mains des jeunes : ils discutent avec eux, découvrent ce qu’ils ont déjà apprécié et à quel niveau de lecture ils se situent. Ensuite, c’est aux parents d’exercer un filtre s’ils le souhaitent. La bonne nouvelle c’est que l’offre éditoriale en France est intéressante, car elle ne se cantonne pas qu’aux blockbusters mais propose également une production diversifiée et des titres confidentiels de grand intérêt.
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