Auteure belge d’albums pour enfants plusieurs fois récompensés et anciennement thérapeute du langage, Jeanne Ashbé ne se contente pas d’écrire. Depuis 25 ans, elle sillonne les crèches pour raconter aux bébés ses histoires. Elle nous explique pourquoi lire des livres aux enfants, dès la naissance, est une affaire sérieuse…
À partir de quel âge peut-on commencer à lire des livres aux enfants ? Faut-il attendre qu’ils aient acquis le langage ?
Non, pas du tout ! Vous pouvez commencer dès la naissance. En lisant des livres aux bébés vous venez « nourrir » cette petite pensée qui s’amorce, si intensément à cet âge qu’elle n’oubliera jamais ces découvertes faites dans vos bras. Je suis toujours émerveillée par la fabuleuse intelligence avec laquelle les enfants, dès leur arrivée parmi nous, entrent dans la communauté humaine et tentent de la comprendre.
Que leur apporte la lecture ?
Les livres procurent aux bébés une grande joie : ils la manifestent par leurs petits yeux arrondis, leur désir de manipuler cet objet magique qui « fait de la musique de mots » par la voix de Maman, de Papa, de Grand-Mère, de Grand-Père…
Les livres leur procurent aussi un grand réconfort car ils reconnaissent leurs émotions dans celles des héros du livre. Ils découvrent ainsi qu’il n’arrive pas qu’à eux d’être triste, fâché, apeuré ou fatigué et ils s’en trouvent apaisé. Cela participe à l’acquisition de ce sentiment de sécurité si nécessaire à leur développement cognitif.
Cela leur permet également de découvrir toute la subtilité de la langue écrite. La langue que nous parlons dans la vie de tous les jours est une langue à demi-mot : nos phrases sont régulièrement inachevées, plutôt très courtes, les mots que nous employons sont souvent les mêmes… Nous parlons une langue bien éloignée de la langue de l’écrit, plus structurée et plus riche, permettant de nourrir la pensée. Découvrir cette langue du récit dès les débuts, dans un contexte de plaisir partagé et de confiance, sans obligation de résultat est fondamental pour préparer un apprentissage réussi de la langue écrite. Cela fera de lui un enfant confiant et désireux d’apprendre.
Quels retours avez-vous eu des instituteurs(trices) ?
Les enseignants de l’école primaire que je rencontre font immédiatement la différence entre les enfants qui ont eu des lectures depuis leur toute petite enfance et ceux qui n’ont pas eu cette chance. Leur niveau de vocabulaire, leur connaissance des tournures propres à la langue écrite, leur capacité d’attention et de compréhension sont beaucoup plus élevés et l’apprentissage de la lecture se fait beaucoup plus rapidement.
Qu’est-ce qui les attire avant tout : les images ou la voix ?
Les bébés entrent dans les livres d’abord par leurs oreilles. Les livres ne sont pas seulement des images, ce sont aussi des sons.
Que peuvent-ils comprendre ? Faut-il lire le texte ou juste commenter les images ?
Spontanément, la plupart d’entre nous, adultes, ne lisons pas le texte avant que l’enfant parle : on désigne, on commente, on bruite… Et c’est bien ainsi. On rend vivant ce moment de rencontre avec le livre. Mais que ces échanges autour de l’image ne vous empêchent pas d’y ajouter la lecture du texte tel qu’il est écrit, car l’enfant le reconnaîtra avec joie, et souvent, plus tard, le réclamera tel quel si nous nous en écartons ! Dans ce temps préverbal qui caractérise l’entrée dans le langage, ils se montrent étonnamment réceptifs à une lecture exprimée par le rythme, l’harmonie, les couleurs, les formes… Les bébés sont des poètes !
Que peuvent-ils retenir ?
Si l’on sait quel livre on leur raconte, on ne sait pas quel livre ils se racontent ! Chaque enfant va s’emparer, dans l’image ou dans les mots racontés, des éléments qui lui parlent de lui-même, qui croisent sa petite vie. On ne sait pas ce qui sera le plus « frappant » pour cet enfant-là, dans ce livre-là, lu à ce moment-là.
Comment réagir quand ils se mettent à gigoter, à attraper le livre, à partir avant la fin de l’histoire ?
Il est essentiel de comprendre que votre tout jeune enfant, même quand vous lui lisez un livre, reste… un tout jeune enfant ! Chez lui, la nécessité de passer par le mouvement pour comprendre le monde est indispensable. Peut-être va-t-il s’intéresser surtout à un tout petit canard (vous ne l’aviez même pas remarqué…) et vous empêcher de tourner la page en disant « kâ ! kâ ! kâ ! ». C’est à ce moment-là qu’une chose essentielle se passe pour votre petit lecteur : il « fait sens ». Quittez alors le texte du livre (vous y reviendrez plus tard) et suivez votre tout-petit là où il vous emmène : « Oh oui ! Tu as raison, voilà un petit canard ! Tu aimes bien les canards, on a vu des canards dimanche au bord de l’eau. Ils faisaient “coin ! coin ! coin !”, etc. » Inventez tout ce qui vous passe par la tête et qui donnera à votre tout-petit ce message fondamental pour le préparer aux apprentissages : « Ce que tu fais là (du sens, de la pensée), ça m’intéresse : continue ! »
Et s’il se lève après deux pages ou attrape un autre livre qu’il se met feuilleter énergiquement, semblant se désintéresser du livre que vous lui lisez ? Ne vous inquiétez pas : il vous écoute. Continuez ! Il bouge parce que, à cet âge, cela lui est nécessaire pour échafauder une pensée complexe. Plus tard, parce que vous aurez respecté cette « lecture motrice », il sera capable d’avoir des moments de concentration de plus en plus longs. C’est un cheminement, qui se fait pas à pas…
Faut-il changer de livre à chaque fois ?
Sans en prendre conscience, nous attendons des bébés qu’ils se comportent comme s’ils avaient d’emblée 2 ou 3 ans déjà, voire beaucoup plus. Or lire un livre à un bébé de quelques semaines, cela nécessite peut être de rester plusieurs jours sur une page, une seule… Peu importe la quantité de livres lus ; ce qui compte, c’est la qualité de l’échange et le respect de son rythme à lui.
Quels livres choisir ?
Choisissez, au début, des livres avec une structure simple, un texte chantant, rythmé, répétitif. Et surtout, prenez plaisir à cet échange, essayez d’être entièrement dans le moment présent…
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